Six ans déjà à Cali : ce qui continue de m’étonner (Partie 1)
Six ans déjà. Il y a 6 ans, le 16 janvier 2014, nous arrivions à Cali, avec 5 valises, 2 bagages cabine, 1 poussette, 1 lit bébé et le truc de 22 mois qui allait avec, 1 sac à main bourré de livres et de magazines, 9 crêpières professionnelles Krampuz – oui, nous avions prévu de cartonner et d’ouvrir d’autres restos dans les deux ans à venir, hahaha ! – une confiance en béton armé, et pas mal de peurs aussi cependant. Aller simple. Le container avec toute notre vie dedans suivrait cinq semaines plus tard, par bateau.
Je me sentais à l’aube d’une vie nouvelle, tout était à (re)faire, l’incroyable opportunité d’une seconde virginité, une page blanche à remplir de ce que l’on voudrait. Une liberté. Sur le moment, je n’ai pas vraiment réalisé ce que nous faisions, nous l’avons juste fait. Ce n’est pas une formule facile, c’est la vérité. Et moi qui ai un naturel angoissé – enfin, ça va beaucoup mieux – bizarrement, pour une fois, j’étais juste dans le présent. Pas (OK, Peu) de nœuds dans la tête. Comme une évidence. Ça n’a pas toujours été simple pourtant, je te l’ai suffisamment expliqué ici et ici.
Six ans après, je ne me pose plus ces questions insistantes qui revenaient tellement les deux premières années, sur l’impression de rater des choses en France, l’angoisse de me détacher de mon pays, sur ma place, sur cette impression confuse de trahir les miens, surtout au moment des attentats, être là bien au chaud pendant que vous étiez sens dessus dessous. Aujourd’hui, c’est fini : je suis ici. J’ai toujours le mal du pays, parfois ; je pense à vous, toujours, mais je suis dans une autre dimension et ça ne me fait plus souffrir. D’ailleurs, j’ai en réalité gardé des liens très forts avec la majorité des personnes qui m’importaient. Il y a eu des départs, des séparations, des absences, certaines inattendues, mais c’est ainsi. Au contraire, je me suis beaucoup rapprochée de gens que je ne fréquentais en réalité que peu à Paris, et avec qui je parle aujourd’hui de façon presque quotidienne. Je ne sais pas tout, mais je pense que je connais l’essentiel pour nourrir des amitiés véritables.
En six ans, je me suis aussi forgé une autre identité, avec un peu plus de Lorenza dedans. Être française en Colombie – ce n’est sans doute pas la même chose dans tous les pays, je ne sais pas – c’est occuper une position enviable. Les a priori sont positifs. Entre Ratatouille – eh ouais – et Mbappé, on vient d’une nation de champions, je ne sais pas si tu te rends bien compte. J’ai toujours, partout, été extraordinairement bien accueillie. On a pardonné mon espagnol approximatif, mes habitudes vestimentaires – ici, le jeans est roi, même par 35 degrés, moi je crève de chaud et porte surtout des robes - ma dent de travers – au pays de la perfection odontologique, cette incisive tordue, ce n’est pas rien – jamais on ne m’a fait sentir que je n’avais pas le droit d’être là. J’ai créé des repères, des amitiés, des habitudes, une légitimité. Bref, je me sens ici chez moi et c’est beaucoup grâce à la gentillesse de mes hôtes.
Depuis que nous avons fermé le resto, je travaille depuis la maison et par internet pour un employeur européen, et je n’ai donc plus autant de liens avec la vie active colombienne. C’est dommage, je le regrette, mais une fois de plus, pour le moment, c’est ainsi.
(Un tronc échoué sur une plage près de Santa Marta)
Ce que je voulais te raconter aujourd’hui, c’est ce qui, 6 ans après, continue de me surprendre en Colombie et notamment à Cali, là où je vis. Ces choses auxquelles je ne me suis toujours pas faite. Ces trucs qui me sortent parfois brutalement de la torpeur béate du train-train de ma journée et me font dire : PERO QUE ESTAS HACIENDO ! ?!
- La façon de faire les nœuds des sacs en plastique au supermarché
Ah pardon, ne tourne pas ton nez, je n’ai jamais dit que nous parlerions ici de géopolitique quantique. Excuse ma trivialité hein.
Donc, je l’ai déjà évoqué il y a longtemps, mais ici, les caissières des supermarchés TE FONT TES PAQUETS. Ouais, au cas où tu aurais deux mains gauches ou une manucure toute fraîche – deux profils qui reviennent tout de même beaucoup – la caissière elle-même ou un autre employé du magasin met tes courses dans les sacs. Depuis quelque temps, les sacs en plastique sont payants, donc, tu peux te comporter comme un gros porc et payer 7 000 sacs en plastique – il y en a, pas mal même – ou tu peux apporter ton propre cabas. Ce qui me tue, c’est que d’un côté donc, les consciences s’éveillent (doucement) sur l’usage du plastique, mais de l’autre, les gens ici sont ultra « méthodiques » et emballent tout à part : les légumes ne doivent pas toucher la viande, qui ne doit pas toucher les produits de nettoyage qui ne doivent pas toucher les yaourts : tout est emballé dans des sachets EN PLASTIQUE à part. Une orgie de sacs en plastique. Cela me tord les boyaux à chaque fois.
Et donc, une fois que tes achats sont dans le sac, la personne le ferme. Et là, c’est David Copperfield qui prend le relai. Comment t’expliquer… Nous, on fait un nœud simple avec les deux bouts. Eux, ils font comme deux oreilles de lapin qu’ils glissent l’une dans l’autre dans une boucle qui ressemble au symbole infini, ∞, un truc alambiqué supposé se défaire d’un geste simple – mais non, ça n’arrive jamais bien sûr.
Six ans que je n’ai toujours pas pigé comment ils font.
Six ans que je leur demande de ne pas fermer mon sac – parfois hystériquement, j’avoue. Parce qu’en plus, le résultat te scie les doigts quand tu portes tes paquets.
(Mural réalisé à Bogota avec 25 000 bouchons de bouteilles en plastique)
- La façon d’être fier d’être colombien
Je parle souvent avec les chauffeurs de taxis. Les échanges sont toujours à peu près semblables.
- Ah mais tu parles bien espagnol ! (Sous-entendu, « pour une gringa ») (c’est pas vrai hein, ils disent ça pour être sympa)
- Oui bah je vis ici.
- Ah super, depuis longtemps ?
- Six ans.
- Ah, mais alors, tu es heureuse en Colombie ?
- Oui oui super.
- Ah ça, la Colombie, c’est sûr, c’est le meilleur pays du monde.
- Oui oui, c’est un super pays. (Il est rare que j’ai réellement envie d’entrer dans un débat contradictoire avec un inconnu, on reste dans le small talk de politesse, comme partout, pour passer les 10 minutes du trajet, donc je dis globalement « Oui oui » à tout ce qu’on me dit, étant en plus d’un naturel accommodant – si, si)
- La Colombie, c’est sûr, c’est vraiment merveilleux. Imagine-toi, tu as préféré Cali à Paris !
Là, les plus émotifs ont des trémolos dans la voix. À ceux-là, bien sûr, je sers le kit complet : la nature, sublime ; les gens, adorables ; la douceur de vivre, la joie, l’espace, la beauté, et je finis en général avec mon happy ending préféré : « Et je ne sais pas si tu te rends compte qu’en ce moment, en France, il neige et il fait – 7 degrés !». Et là, on glousse en s’éventant dans les 33 degrés du taxi sans clim’ en pensant à vous – ouais, ça va, je sais que t’as même pas froid en vrai, mais certains petits mensonges ne mangent pas de pain, je rends un homme heureux à pas cher et on se quitte copains pour la vie.
Cela dit, j’ai mes limites.
Si le gars me dit : « Ah ça, la Colombie, c’est sûr, c’est le meilleur pays du monde. Surtout la gastronomie », alors là, j’ai un souci. Eh oui, ça m'arrive très souvent, 80% des cas je dirais.
Selon mon état du jour, deux chemins s’ouvrent à moi.
Soit je grommelle « oui oui », mais alors le gars va me demander quel est mon plat préféré, je vais lui dire « les chicharrons » il va trouver ça super drôle – pourquoi, j’ai jamais compris – et ensuite il va me demander ce que je pense des arepas – rien, ça n’a aucun goût – du sancocho – après 6 ans, j’en peux plus – des frijoles- bah ça me fait péter comme tout le monde – si j’ai goûté la bandeja paisa – oui, et j’ai vomi. Je vais donc gentiment orienter la conversation sur un autre sujet.
Soit je fais ma connasse de Française et je tente un « Oui bah, c’est sûr, la cuisine colombienne est délicieuse mais disons que nous sommes un peu les meilleurs cuisiniers du monde, alors j’avoue que c’est ce qui me manque le plus ici, avec le fromage. » En général, le silence se fait dans la voiture. Les Colombiens n’aiment pas le camembert.
Plus globalement, la fierté d’être colombien est très forte, totalement assumée et portée d’une très jolie manière, surtout les jours de matchs de foot. Mais pour nous qui avons tristement pris l’habitude de trop voir tremper la fierté nationale dans l’encre de l’extrême droite, il est parfois touchant de voir ces petites phrases sur les tasses, les T-shirts, ou ici, sur un tapis de souris, qui affichent la joie inextinguible d’être colombien.
(Ce que c'est top d'être colombien ! Tu imagines le même tapis de souris en France ?)
- La façon de conduire
Je t’ai déjà parlé de la conduite ici. Eh bien, tu vois, cinq ans et demi après, mon point de vue n’a pas changé d’un iota. Certes, je suis moins fébrile, mais je gueule toujours autant au volant. Je n'écoute plus Vincent Delerm, cela dit. Depuis, j’ai eu trois accrochages, dont un qui était entièrement de ma faute, un stop grillé à 7 h 30 du matin, sobre donc, je ne sais pas, une absence, je ne me suis pas arrêtée – bon, il faut dire que le marquage au sol ici, c’est pas vraiment ça, entre les inondations, les tremblements de terre, les pics de chaleur qui font fondre le goudron et qui sait, la mauvaise qualité de la peinture, j’en sais rien, mais les marques ne restent pas longtemps visibles. Et le STOP, je ne l’ai tout simplement pas vu…
Ah mais ça me fait penser à un truc qui ne cessera jamais de me choquer et que j’avais oublié de mettre sur ma liste !
En France, quand tu as un accident, tu dois dégager la voie le plus rapidement possible pour ne pas encombrer la rue et créer, éventuellement, un autre accident. Pas ici. Non ici, tu dois absolument rester exactement où tu es. Tu ne touches à rien avant l’arrivée du transito, la police de la route. Je te laisse imaginer les embouteillages que cela crée, et les dommages collatéraux – sur certaines grosses voies, c’est évidemment extrêmement dangereux. Tu peux rester une heure sur place à attendre la police, en plein milieu de la tôle froissée – quoique dans mon cas, ils ont été très rapides, genre 15 mn. Mais j’imagine que comme pas mal de gens roulent encore sans assurance, bien que ce soit obligatoire, c’est au transito de trancher et d’évaluer la situation. La plupart du temps, les arrangements se font à l’amiable : les assurances coûtent cher et la franchise est très élevée. Dans mon cas, comme j’étais totalement en tort, que les dégâts matériels étaient assez importants – personne de blessé heureusement - et que, figure-toi, moi je ne m’en remets pas à Dieu mais je préfère payer une assurance en bonne et due forme, nous avons attendu le transito et fait marcher le seguro.
Alors évidemment, maintenant, avec cette histoire d’accident stupide, je réalise que je perds toute crédibilité en voulant évoquer la façon de conduire comme des pieds des Colombiens. C’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité, dirait Sebastian.
Mouais. OK. C'est un peu facile.
Bon, je te propose donc de passer directement au point suivant. Merci.
{N’empêche, ici, l’expression « Tu as trouvé ton permis dans une pochette surprise » est à prendre au sens littéral du terme. Jusqu’à il y a très peu, il était très facile d’acheter son permis. Je suis bien placée pour le savoir, si tu vois ce que je veux dire – pour mon permis colombien, bien sûr… Mais depuis fin 2017, c’est devenu beaucoup plus compliqué : les gens passent désormais VRAIMENT un examen. Gracias a dios.}
- Les gens qui te disent oui alors que c’est non
Prenons un exemple concret. Tu veux organiser un dîner chez toi avec quelques amis. Tu lances les invitations lors d’un autre dîner, disons. « Hé, on se voit à la maison dans 15 jours ». Tout le monde est partant, mais quelle bonne idée ! Toi tu notes la date et tu te jettes sur Marmiton en rentrant chez toi pour trouver ton menu. (Nan, je rigole. Ça, c’est si tu reçois des Français, sinon, tu fais un barbecue ou tu commandes des pizzas).
La veille, les gens commencent à te lancer ce que l’on appelle ici des « indirects » : ce n’est pas le vrai message, mais un truc à coté qu’ils espèrent que tu vas comprendre (mais moi, je suis nulle en indirects). Ils ne veulent pas te dire qu’ils ne viendront pas, mais ils savent, depuis le début d’ailleurs, qu’ils ne viendront pas, puisqu’ils ont un mariage/un enterrement/une envie de glander/une phlébite/un abcès/ bref, un truc. L’excuse la plus courante, ce n’est pas leur grand-mère qui est morte, non, ce sont leurs enfants qui sont malades.
Parfois je me demande si les Colombiens ne font pas des gosses juste pour se trouver des excuses pour ne plus jamais sortir de chez eux.
Le jour dit, donc, à 19 heures, tu apprends que les enfants sont malades. No me digas…
C’est un peu rageant, surtout lorsque tu as 3 kgs de viande en train de mariner.
Ce qui est bien, c’est qu’avec le temps, j’ai appris à décrypter ce oui qui dit non. Ceux qui font toujours le coup, aussi. Mais ça reste énervant et décevant. J’avoue que la joie d’inviter des Français, qui 1/ se pointent avec du bon vin et un autre truc délicieux cuisiné par eux 2/ sont ultra ponctuels et ne te posent jamais de lapin sauf s’il leur est vraiment arrivé quelque chose 3/ t’aident à débarrasser, voire à faire la vaisselle, cette joie est immense. Quand dans le lot, tu as des potes qui 4/ voyagent souvent en France pour le boulot et te rapportent du vrai fromage qui pue, on frôle l’extase.
Bon, je m’aperçois qu’une fois encore, j’ai été longue, je voulais notamment te parler des retrouvailles à l'aéroport et de la place de la maternité, mais je te propose de s’arrêter là, on peut envisager une deuxième partie, parce qu’en plus, je suis sûre que les expats vont avoir des trucs à raconter que j’aurais oublié. Amis colombiens expatriés en France, je suis sûre que vous avez aussi beaucoup à dire. Alors, lâchez-vous !
À la joie de vous lire <3.
(Vue du rio Cali)
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