Une Parisienne à Cali

Une Parisienne à Cali

Une (bonne) nouvelle


Mais oui. Je respire encore. 

 

Je ne vais pas te faire le couplet « c’est pas toi, c’est moi », etc. Je pense qu’après tout ce temps (dernier post, le 6 avril 2020, tout de même, je viens de vérifier), on est un peu au-dessus de tout ça. Je sais tous tes sortilèges,  tu sais tous mes envoûtements, tu m'as gardé de pièges en pièges, je t'ai perdu de temps en temps, mais regarde, on est encore là ! 

 

Mais oui, ne tourne pas ton nez, c’est vrai je pense à toi. 

 

Le truc, c'est qu'en janvier, cela fera 10 ans que nous vivons à Cali, ce quotidien est devenu totalement le mien et du coup, j’ai cessé d’écrire dessus. Je me suis habituée aux trous dans les chaussées, aux locos décharnés dans les rues, aux filles fessues, aux cheveux longs noirs, lisses, brillants et aux coiffeurs qui ne savent pas quoi faire des miens - blonds, mousseux, frisés. Je me suis habituée aux soirées barbecue à ne surtout pas refaire le monde (sans doute un des trucs qui me manque le plus ici, les discussions animées entre amis).

 

En gros, je me suis habituée à tout et n'ai plus grand chose à te raconter.

 

Ce n’est pas un constat triste ou cynique. C’est juste une réalité.  

 

[Je t'avais prévenu déjà que je n'étais plus drôle comme avant. Bah voilà, tu vois, je ne t'ai pas pris en traître.]

 

Malgré cette introduction sous Lexomil, tout va bien. Très bien même. 

 

Si si, je te jure.


Je reviens pour te dire que si j’ai arrêté les crêpes, j’ai continué d’écrire et puisque ce blog n’était pas uniquement dédié à la coke et au cul*, mais aussi à l’amour des mots, je me suis dit qu’il était aussi le lieu pour te faire part d'une bonne nouvelle. 

 

 

[* Dans la catégorie putaclick, je fais une courte parenthèse pour te dire que ma mère vient de recevoir un catalogue de promotion/publicité appelé « Vitrine magique », sous-titré « La magie de Noël », 159 pages dédiées aux charentaises à carreaux, aux mitaines en acrylique, aux poêles en aluminium Stone Black et aussi, page 130, au DVD « Femmes mûres, cherche jeune mâle », au Pocket masturbator «pour des instants torrides en voyage». Et d’autres trucs que je ne veux pas te détailler, car je ne pense pas que tu arriveras à obtenir ce catalogue, c'est trop tard pour Noël.]

 

Donc je continue d’écrire, plus ou moins sporadiquement, des histoires. Et  je participe à des concours, parce que ça me met moins la pression et parce que j’aime bien me plier à un thème. La plupart du temps rien ne se passe, mais j’ai au moins le plaisir d’avoir terminé un texte.

 

Et puis cette fois, eh bien, j’ai gagné : le premier prix de la nouvelle francophone inédite (PNFI). Ici tu trouveras le site du Festival Faites lire, situé au Mans. Tu pourras lire "Bambi" et aussi le texte de l'autre gagnant, "Vroum vroum zen", que j'ai trouvé très chouette.

 

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Le thème était la Route et tu peux la lire ici : 

 

                                                                      BAMBI

 

Ma mère a une Opel Signum grise de 2003. Je la hais. La voiture. Pas ma mère. Quoique.

 

Si vous n’êtes pas journaliste à Auto-Moto, permettez-moi cette courte description : une maniabilité proche de celle d’un Panzerkampfwagen, plus cotée à l’Argus, un derrière volumineux, elle fait des glougloutements étranges à chaque fois que l’on passe la quatrième et des bruits gênants au démarrage, à mi-chemin entre le pet et l’explosion. Exactement comme ma mère.

 

Une petite pluie serrée se met à tomber et je mets les essuie-glaces. Comme s’il était dans son bon droit et que tout le monde se souciait vraiment de ce qu’il avait à dire, le balai de droite fait entendre son long grincement sur le pare-brise, en mode pelle qui raclerait un sol de pierre et de cailloux, régulier, obstiné, sûr de lui. La boule dans ma gorge descend dans mon estomac et monte dans ma mâchoire en un double mouvement expansif et concentrique. Je ferais bien la respiration 4-7-8, lente et profonde, apprise en Cours de gestion des émotions, mais ma mère va balancer un commentaire acerbe, ce qui rendra instantanément l’exercice caduque - autant zapper cette naïve tentative de retour au calme.

 

Je me redresse sur le fauteuil conducteur, appuie ma tête sur le support, lance mon regard au loin, là-bas, tout au bout du ruban d’asphalte mouillée, derrière les hêtres graciles, après la forêt de mon enfance, là où je n’existe pas, là où je ne suis pas coincée avec elle dans un  habitacle oppressant qui sent un mélange de brise marine (l’arbre magique pendu au rétroviseur) et de Chanel numéro 5 (le parfum de ma mère).

 

 

Je pense à mes cours de conduite d’il y a 20 ans et essaie de décrisper mes mains sur le volant. Je dois ressembler à un Playmobil, toute rigide avec mes deux bras tendus, mon regard fixe et mon petit carré bien lisse.

 

 

Ma mère, les jambes étonnamment croisées sur ses cuisses dans un position qui ne peut qu’être inconfortable – qui se tient ainsi sur un siège passager ? – regarde défiler les arbres, concentrée, comme si elle les voyait pour la première fois.

 

 

Depuis l’engueulade d’il y a 10 minutes, nous ne nous sommes pas dit un mot. Elle tend la main vers le tableau de bord :

- Je peux ?, dit-elle en désignant du menton l’auto-radio.

- Bien-sûr.

- Nostalgie, ça te va ?

« Non, je déteste », me dis-je en moi-même.

- Parfait !

 

La musique prend possession de l’habitacle. Diabolo menthe, d’Yves Simon, la BO du film de Diane Kurys.

 

 

Dans tes classeurs de lycée

Y a du sang et y a des pleurs

Des premières blessures de ton cœur

Les premières blessures Les premières déchirures

Qui font des bleus à ton âme

Qui font des bleus petite Anne 

 

Bon sang. Je ne veux pas pleurer, je ne peux pas. Je conduis. J’ouvre la fenêtre.

- Houla, tu es sûre, j’ai froid moi ! Je sais que, toi, tu es réchauffée, mais bon…

 

Elle remonte son foulard autour de son petit cou ridé, dans un geste protecteur et effrayé, comme si une simple petite coulée de vent automnal pouvait la conduire aux portes de la pneumonie. Je remonte la vitre en silence. Je ne sais plus comment lui parler. Les mots se prennent les pieds dans ma gorge, gourds et encombrés d’eux-mêmes. Aucun d’eux n’est jamais le bon.

Comment font les autres ?

Yves Simon chante l’adolescence et je repense à celle que j’étais, celle qui aimait éperdument sa mère. L’amour d’hier. J’aurais tout fait pour qu’elle soit quand même heureuse d’être avec moi. J’essayais de l’embrasser, de la serrer dans mes bras, je rêvais de plonger mon nez dans son cou, j’annulais des soirées pour rester auprès d’elle lorsqu’elle se disait triste, je faisais le clown et des grimaces pour lui arracher un sourire, je lui disais qu’elle était belle. En retour, je recevais une sorte de rictus gêné. Et toujours, finalement, ce petit geste de la main droite, presque imperceptible, celui que l’on adresse dans la rue lorsqu’un SDF plus hardi ou réveillé qu’un autre oser demander une pièce.

 

Ce petit geste qui dit « Dégage, pas aujourd’hui ».

 

Ce ne sera pas demain non plus, je peux vous le dire.

 

Je n’ai pas d’enfant et à 44 ans, célibataire, je n’en aurai jamais. C’est un type de relation que je ne connaîtrai jamais : comment aime-t-on un fils ou une fille ? Avant, je crevais de jalousie face à mes copines qui s’entendaient si bien avec leur mère, faisaient du shopping ensemble, riaient, se comprenaient en un regard. Je les observais comme une entomologiste, le cœur acide : oh, c’était donc cela ? Parfois, en rentrant chez moi, j’essayais de reproduire leurs gestes, mais ma mère m’opposait toujours ce sourcil levé, cet air incrédule qui interrogeait en silence : « Tu fais quoi là exactement ? ».

 

 

Je retournais à mes livres, l’air de rien, un faux sourire plaqué sur mon visage.

 

 

Pourquoi moi, pourquoi elle ? Pour elle aussi, j’imagine, cela a dû être dur. Personne ne parle du désamour filial. Trop moche, trop tabou, la maternité triomphante et épanouie a bien plus de gueule. Et pourtant. Ma mère n’était pas faite pour cela, et d’une certaine manière, je la plains d’avoir dû se coltiner un rôle qui lui allait si mal. N’empêche : il nous faut encore parfois faire un peu semblant.

 

- Regarde si l’urne est toujours bien calée.

 

 

Ma mère décroise enfin les jambes, se tourne vers moi, appuie son bras gauche sur mon fauteuil, souffle un peu – elle n’a jamais été souple et maintenant, en plus, elle est vieille – soulève un peu ses fesses, tourne tout son buste sur la banquette arrière. Elle essaie de desserrer la ceinture pour gagner en mouvement, mais le système d’enroulement est grippé. Elle est coincée, comme retenue par un harnais.

 

- Bah détache-toi deux minutes…

 

Elle râle – « saloperie de ceinture » -, ouvre la boucle de sécurité et enfin libre, se dégage de son siège, avance doucement sa main gauche, secoue un peu la boîte, reprend sa place.

 

- Ça a l’air bon oui.

 

On a entouré l’urne de vieux vêtements de mon père, des T-shirts et des chaussettes roulés en gros boudins et on l’a aussi mis dans un carton. Ma mère voulait le mettre dans le coffre, coincé entre deux packs d’eau mais je ne le sentais pas. Déjà qu’il est dans une urne, on ne va pas en plus le reléguer dans un coffre. Et puis, il disait toujours que l’eau c’était pour se laver. Son genre, c’était plutôt whisky soda.

 

C’est pour ça qu’on s’est disputées, parce qu’en plus, elle ne voulait pas le prendre sur ses genoux, mais c’est moi qui ai gagné. Enfin, à moitié, mais j’ai eu moins obtenu la banquette arrière. Là, on avait essayé de sécuriser le carton entre des piles de livres, tous ses vieux bouquins, certains du XVIIIe siècle, dont aucun antiquaire n’avait voulu, car ils venaient de collections dépareillées. Après avoir laissé l’urne aux pompes funèbres, nous allions aller les déposer chez une femme qui les achetait au poids - 20€ le kilo. Oui, au poids, pour les revendre à des restaurants ou des sociétés qui travaillaient dans le cinéma. Ils les dépeçaient, jetaient les pages jaunies et tavelées, ne gardaient que la tranche, et les utilisaient en décoration. Cela me rendait malade, mais je n’avais que trois semaines pour vider tout l’appartement de mon père, celui dans lequel il était locataire depuis vingt ans, depuis le divorce, et absolument pas les moyens de me laisser aller à une quelconque nostalgie. Il fallait jeter, trier, donner, vendre. Il fallait faire du vide et vite, avant de reprendre ma vie, loin d’ici. Fermer la porte et tourner la page.

 

 

A ses moments perdus, ma mère daignait m’aider.

- Remets bien les piles de livres en place, s’il te-plaît, qu’elles ne glissent pas trop.

- Comment veux-tu que ça ne glisse pas ? Ce truc aurait été bien mieux dans le coffre, je te l’avais...

 

Je me suis repassé le film cent cinquante fois dans ma tête et j’en arrive toujours à la même conclusion : jamais je n’aurais pu éviter le cerf. Même si j’avais été calme, seule, tranquille, voire, heureuse.

 

L’animal a surgi de nulle part, gigantesque, au moins 1,90 mètre, de puissants bois aux ramifications denses, une énorme bête, un pelage brun roux qui se fondait dans les feuilles de cette forêt d’automne, des muscles ronds et tendus. Une splendeur. 

 

Il avait dû sauter au-dessus du fossé par la droite et avait atterri presque exactement en face de ma voiture, en un seul bondissement. Une partie de mon cerveau reptilien l’avait peut-être repéré depuis les fourrés, mais cela n’avait pas suffi à déclencher une réaction. Il n’y avait rien sur la route, et juste comme ça, en un demi-clignement de paupière et un œil jeté en arrière, vers l’urne, il était là, juste là, à cinq centimètres de mon capot.

 

Avec le cerf, on s’est fixés, l’espace d’une micro-seconde. Vous pouvez dire que je suis folle, mais je sais que lui aussi m’a regardée, droit dans les yeux. Les siens étaient couleur caramel, des pupilles horizontales, brillantes et comme remplies de larmes, de longs cils droits. Il était parfaitement calme, comme s’il appartenait à cet instant, et avait toujours été là, à sa place, au milieu de cette départementale que la pénombre commençait à peine à caresser.

 

 

Son corps massif était perpendiculaire à ma voiture, entièrement dirigé vers l’autre côté de la forêt, mais son cou et sa tête étaient tournés vers moi. Il lui manquait quoi, deux mètres, pour rejoindre son territoire, les bois, le lichen, les champignons, sa biche et les broussailles, les écorces et les troncs morts – tout un royaume. Pourquoi s’était-il arrêté en plein milieu de la route ?

 

Je ne me souviens pas de l’impact. Je ressens juste la sensation d’une sorte de chute intérieure, comme lorsqu’on prend sa respiration à plein poumon avant de sauter d’une falaise surplombant la mer. Une crispation de tout le corps, une prière fulgurante pour ne pas se faire trop mal.

 

Lorsque je suis revenue à moi, il faisait nuit. Une ambulance et une voiture de police éclairaient la scène avec leurs gyrophares, et ma première pensée a été pour le New Bell, la discothèque de ma jeunesse, avec son éclairage clignotant au néon rouge et jaune. Une femme sentant l’ail m’a dit que j’avais le nez cassé, et le poignet gauche vraisemblablement aussi, mais vraiment rien de grave, vu l’impact.

 

 

J’ai demandé :

 

- Et le cerf ?

Elle m’a regardée de travers.

- Il a disparu dans la forêt, il est forcément blessé, mais il est parti.

 

J’ai imaginé le cerf allongé sur le flanc, contre un tronc, le souffle court, sa grosse poitrine haletante, de l’écume autour de sa bouche, de la vapeur s’échappant de son corps compact, son beau pelage taché de sang noir. Seul et mortellement blessé. Une larme a coulé sur ma joue.

 

 

La dame m’a dit de ne pas bouger, de rester assise pour le moment, que tout allait bien se passer. Je déteste cette phrase : dans 100% des cas, absolument rien de bon ne suit. Avant qu’il ne meure, les médecins de mon père aussi avaient dit que tout allait bien se passer. Tu parles.

 

Et c’est là que je l’ai vue. Elle était environ à cinq mètres de la voiture, en plein milieu de la chaussée. Elle avait volé à travers le pare-brise, l’emportant complètement avec elle. Elle était étendue sur le flanc, presque alanguie, comme lorsqu’on se met sur le côté à la plage, pour regarder passer les gens, mais que l’on sait que l’on va finir par s’endormir, parce que la chaleur et le pastis.

 

Son foulard blanc ressortait dans l’obscurité. Un pompier était en train de poser une couverture de survie sur elle, mais j’ai tout de suite senti que la chose serait superflue. J’ai pensé : « Du doré, mais vous êtes fous, elle va dire qu’elle ne veut pas ressembler à un sapin de Noël ! ».

J’ai voulu sortir de la voiture. La secouriste m’a prise par le bras en disant « tout doux, tout doux ». Je me sentais flottante, un peu dissoute, mais je n’avais pas mal. Je me suis appuyée sur elle, un autre infirmier est arrivé et nous a aidées à marcher. 

 

- Je veux voir ma mère.

- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

 

 

Je n’ai pas répondu et elle n’a pas insisté. Je lui en ai été reconnaissante. Nous nous sommes approchés de son corps. Le pompier qui était auprès d’elle l’a découverte. Elle scintillait.

 

J’ai d’abord cru que c’était le reflet de la couverture de survie rabattue jusqu’à sa taille. Mais non : son visage était brillant, comme rempli de minuscules paillettes réfléchissantes qui auraient changé subtilement de couleurs, on aurait dit qu’il était sculpté dans une opale. Je me suis accroupie. Nous étions quatre en cercle autour d’elle. Elle semblait parfaitement intacte, tranquille, et lumineuse, littéralement.

- Elle a dû recevoir de la terre, ou du sable, on ne sait pas encore, a dit la secouriste, hésitante.

- Non. C’est pas du sable. C’est mon père.

 

 

J’ai décidé de les mettre dans le même colombarium, dans deux cases côte à côte. On n’avait évidemment pas pu récupérer les cendres de mon père sur ma mère : les secours avaient retrouvé les morceaux de l’urne autour du corps, mais le reste du « contenu », comme avait dit plus tard pudiquement le Monsieur des Pompes funèbres, s’était envolé un peu partout.

 

Je trouvais que c’était très bien ainsi : mon père aimait cette forêt et pour son malheur (ou pas), adorait aussi ma mère. Les années, les déceptions, les larmes, les tentatives infructueuses de « relancer la machine » comme il disait, n’avaient rien donné, mais tout le monde savait que son cœur lui appartenait. D’ailleurs, elle non plus n’avait jamais refait sa vie. J’imagine qu’à sa manière, elle devait l’aimer aussi. Ils étaient séparés, mais finalement, toujours unis. 

 

Et moi ? Merci de demander. Tout va bien. Mon poignet est de nouveau opérationnel, mon nez s’est parfaitement remis en place, un peu trop bien : j’aurais aimé garder une trace visible de ce jour de septembre. Je suis rentrée chez moi, loin, là où je vis, et ai laissé mes parents ensemble. Lorsqu’on me demande pourquoi j’ai Bambi tatoué sur le poignet gauche, je réponds que moi aussi, je suis née dans la forêt.

 

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[Je t'avais prévenu déjà que je n'étais plus drôle comme avant. Bah voila, tu vois, je ne t'ai pas pris en traître BIS]



06/10/2023
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