Noir c'est noir, il y a PLUS d'espoir (avec du Top Chefs dedans)
Je sais que certains parmi vous n’aiment pas parler de crotte, de vomi, et d’autres formes d’expulsions de matières corporelles usagées. Moi, j’adore. Ça me détend, va savoir pourquoi, je pense que c’est une forme de transgression – on a les rebellions que l’on peut – ca me met toujours en joie de parler colique, pipi, etc. C’est un peu comme prendre des vacances de moi-même pour partir chez Madame Cra-cra, celle qui pete et qui boit de la tequila. Bon, j’arrête la, tu te réveilles peut être à peine, et qui sait, avec la gueule de bois.
Tout cela pour dire que c’était une journée qui sentait la merde, littéralement. A H + 12 minutes après ouverture des écoutilles, j’étais déjà en train de nettoyer du caca. Mon fils avait renversé son pot, il y en avait partout, vraiment. En plus, nous n’avions plus de café. La veille, j’avais confondu une bouteille de Martini blanc avec une bouteille de Martini blanc extra dry. J’étais tellement fatiguée que dès que j’avais un instant, je fermais les yeux et je m’endormais, à la façon des flamants roses, sur une patte. Je m’en étais rendu compte alors que j’étais accroupie sur le carrelage en train de ramasser du fèces fondu : ainsi, dans cette position ridicule, j’avais fermé les yeux un instant pour continuer ma nuit, à quatre pattes sur le béton, du sopalin sale a la main, complétement abrutie. On était vendredi, le pire jour de la semaine, où la fatigue de lundi-mardi-mercredi-jeudi vient toquer a la porte de dimanche et qu’on lui répond que non, il faut encore tenir deux jours, les plus remplis, avant de pouvoir espérer glander un petit peu dans son lit. J’avais mal au dos, aux pieds, au ventre, au coccyx, à la tête, un point de stress sous l’omoplate gauche, une allergie à mon alliance sur l’annulaire, un lissage a la kératine qui ne servait à rien, même si j’avais failli mourir sous les évaporations de formol durant quatre heures pour maîtriser ma touffe de cheveux. Bref, j’avais l’impression d’être passée sous une moissonneuse-batteuse John Deer T 540 I (je suis picarde, avant d’être parisienne, je t’ai dit ?)
Au restaurant, un drame avait frappé notre aide-cuisinière. Son beau-fils avait été victime d’un faits divers qu’on qualifiera d’atroce a défaut de pire, de ceux qui te coupent l’appétit, te glacent jusqu’aux os, te tiennent éveillés la nuit et te font te dire que si tu dois quitter la Colombie un jour, ce sera pour ça, pour cette violence folle qui parfois surgit au coin de ton quotidien, beaucoup, beaucoup trop près. En un an à Cali, je n’avais heureusement jamais été confrontée à la moindre situation dangereuse, mais là, c’était l’horreur absolue. Inès était donc absente toute la semaine.
Et puis, comme toujours, la journée était passée, et plutôt bien. Certes, j’avais raté mon clafoutis à la cerise, une nouvelle recette que j’essayais (il a complétement débordé du moule, des conseils ?), mais enfin, tout allait normalement. Jusqu’à 18 heures.
- 18 heures : Entre une table de six dames.
(Oui, sache qu’un restaurateur ne te voit pas comme un individu, mais comme un morceau de table. Ce n’est pas méchant, c’est juste organisationnel).
- 18 h 20 : La table passe sa commande. Il pleut depuis deux jours. Ca rafraîchit et j’adore la pluie, en plus, en général, il y a moins de clients et on finit plus tôt. Quand il pleut, que les gens s’installent à l’intérieur, je mets Serge Gainsbourg et on se croirait presque à Saint Germain. Tout va bien.
- 18 h 21 : Coupure de courant. C’est relativement fréquent quand il pleut, quand tu vois l’état de certaines installations électriques tu te demandes même comment ça n’arrive pas plus souvent. En général, ça revient très vite.
- 18 h 23 : Ca ne revient pas. Il fait déjà quasiment nuit. On cherche les bougies, les torches, les briquets et on ne trouve rien.
- 18 h 25 : Deux couples entrent dans le restaurant pour s’abriter de la pluie. Je voudrais dire à William le serveur de refuser les clients mais je suis trop occupée à allumer des bougies. Entrent encore deux femmes. Serge Gainsbourg s’est tu.
- 18 h 30 : Comme j’ai arrêté de fumer il y a 5 jours (OUIIIIII !!!), je suis très nerveuse. Je ne comprends pas pourquoi en dix secondes on est pleins alors qu’on ne voit rien et qu’on ne va pas pouvoir cuisiner. Sébastian me dit un truc, je ne sais plus quoi et tout à coup c’est Hiroshima dans ma tête, ça monte ça monte, je lui dis que si ça continue comme ça, j’arrête tout, tout de suite. J’ai conscience de suréagir, mais je stresse affreusement avec tout ce monde et tout ce noir.
- 18 h 32 : Sébastian, très zen, est en train de commencer la commande des dames. En fait, tout fonctionne à gaz, alors à part les micro-ondes, la musique, la machine à café, la gaufriere, le mixeur pour les jus, le minifour pour gratiner les soupes, la bouilloire et la lumière bien sûr, toute marche. OK. Partant du vieil adage de Sébastian qui veut que si tu perds ton bras droit et bien ma foi tu peux apprendre à utiliser ton bras gauche, on y va comme ça alors. Dans le noir de la cuisine, je fais les salades : laitue, carottes, chou rouge, tomates, avocat, c’est toujours pareil. Je ne vois rien, j’ai juste l’éclairage de mon iPhone qui a 19% de batterie.
- 18h 40 : Tout à coup, je me détends. Le champignon atomique d’Hiroshima a fait prout, comme une vesse-de-loup, et gît à mes pieds, tout mou et inoffensif. Je trouve la situation géniale, finalement. On a fini par trouver des bougies, les clients sont hyper contents, moins que moi parce que eux sont plus habitués aux coupures de courant, mais ils ont l’air très bien sans lumière. Je quitte la cuisine pour faire des photos. Sébastian me regarde de travers mais les clients rigolent. Je fais un métier formidable. Top chef à coté, c’est du pipi de chat.
- 18 h 50 : Entre une table d’habitués, un jeune couple adorable qui raffole de la France et la mère du garçon. Ils sont aujourd’hui accompagnés d’un couple d’amis. « On a vu qu’il n’y avait pas de lumière, alors on est entrés », me dit logiquement la dame. Ils sont cinq. Je leur dis que ça va être compliqué, pas comme d’habitude. Non, non, il n’y a aucun problème. On a 19 personnes en même temps. Mais la plupart boivent simplement des verres en attendant. Tout le monde est très cool. Je me dis que si on merde un truc, tout le monde comprendra.
- 19 h 00 : Norberto, notre nouveau serveur du week-end, qui ressemble à Monsieur Propre, crane parfaitement lisse, muscles en trapèze et œil froid (il me parle comme si j’étais attardée en détachant PAR-FAI-TE-MENT les syllabes) casse une assiette en faisant la vaisselle. J’entends le bruit mais je n’y prête pas attention, je suis en train de prendre une commande en salle. Quand je rentre dans la cuisine, c’est une scène de crime. Norberto s’est coupé la pulpe du doigt, c’est rien du tout mais ça pisse le sang. On est hyper a la bourre, il se met un pansement, et on reprend, en faisant attention de ne pas glisser dans le sang. J’ai peur de marcher dedans et de salir le sol de la salle, bim ! Pile au moment où reviendrait la lumière… J’aimerais prendre des photos mais je ne peux pas.
- 19 h 15 : Ya un autre truc qui marche avec l’électricité. La caisse. Impossible d’ouvrir la caisse, ni de faire des additions. Un couple veut payer, on fait la note à la main, et on pioche dans nos portefeuilles pour rendre la monnaie. Je regarde l’heure, il n’est que 19h15, j’ai l’impression qu’on est dans le noir depuis quatre heures alors que ça fait à peine une heure.
- 19 h 30 : La table de cinq, bien qu’hyper sympa, a quand même faim. On peut presque tout faire dans le noir, c’est vrai, mais ça prend vraiment plus de temps. Ils ne sont toujours pas servis. Je tourne en rond en me demandant ce que je dois faire, j’ai perdu tous mes repères, on dirait une poule déboussolée, ça me rend encore plus inefficace que d’habitude. Sébastian pete un câble parce qu’il doit envoyer cinq assiettes et qu’il lui manque pleins de trucs, il gueule, on se croirait chez Ledoyen, il n’est plus zen du tout, tout le monde s’active et finalement, ça part.
- 20 heures : La lumière revient ! Je suis presque déçue, j’étais bien comme ça. On remet la musique, on ouvre la caisse, mais on n’éteint pas les bougies. Norberto a nettoyé le sol, son doigt ne saigne plus, mais la cuisine ressemble à un champ de bataille. J’aimerais prendre des photos mais je ne peux pas.
- 20 h 10 : De nouveau, la lumière part ! Ca n’aura pas duré longtemps. On apprend qu’un transformateur a pété dans le quartier. Certains restos de la rue ont de l’électricité, ou alors un groupe électrogène. Pour nous, ça risque de durer. On est épuisés, je dis à William de ne pas prendre plus de clients.
- 21 heures : Les gens traînent a table, je trie les quelques photos que j’ai réussi à prendre, j’essaie d’en faire d’autres, mais il y a vraiment très peu de lumière pour l’iPhone. On s’est tous habitués, tout va bien. Je me dis que j’ai trouvé mon concept pour le dîner de la Saint Valentin : on va faire une soirée bougies. Parce que c’est vraiment très joli, ça change complétement une ambiance, c’est simple et romantique, et on peut avoir tranquillement du persil dans les dents.
Voilà, finalement, cette journée qui avait commencé en puant s’achevé plutôt bien. On est cassés physiquement en revanche, à cause du stress et de la difficulté de bosser sans lumière. Avec Sébastian nous sommes contents : on a réussi à dépasser une situation compliquée. Jamais dans ma vie professionnelle précédente, qui était aussi très bien remplie, je n’ai connu des moments d’une telle intensité, ou tu dois être tellement concentré, ou tout ton corps est mobilisé, toute ta tête aussi, ou tu cours contre le temps, ou une erreur peut être fatale (comme quand j’ai failli rentrer dans Norberto avec trois assiettes), ou tu dois t’appuyer sur toute l’équipe. En cuisine, rien de sert de stresser, il faut juste continuer d’avancer, quoi qu’il arrive. Dans la vie aussi tu me diras, mais là, c’est plus dense. Peut-être parce que je suis encore en phase de découverte.
Avant de te quitter, je te recommande plus que chaudement de regarder France 2 demain, mercredi, à 20 h 45, où commence une nouvelle série, Chefs, avec Clovis Cornillac. Tu as du en entendre parler, il y en plein partout, et en plus, cette série française a raflé pleins de prix au festival de la fiction de Luchon. Il se trouve que les auteurs, Marion Festraets et Arnaud Malherbe sont des amis, mais même si je ne les avais pas connus, j’aurais aimé Chefs. Parce que c’est intense et vrai, pas chichiteux comme souvent les séries françaises et en plus, ça parle de pleins de choses que je vis ici. J’ai eu la chance de la voir en avant-première, depuis Cali – tu as entendu parler d’internet ? Putain, mec, ça va changer ta vie… - et je me suis enfilé les six épisodes en deux jours. Ne rate pas l’occasion…
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