Une Parisienne à Cali

Une Parisienne à Cali

Paquita en voiture ou comment survivre au volant

Hier à 10 h 08, au volant de ma voiture, il m'est arrivé un truc dingue. J'étais sur la Avenida Sexta, une des principales du Nord, où je vis (à Cali, il y a les gens du Nord, du Sud, de l'Ouest, et ça n'a vraiment rien à voir, un peu comme la Rive Droite et la Rive gauche. Moi je suis N/O, c'est plus Franck et Fils que Bon Marché ou Galeries Lafayette, je dirais, vu le nombre de petites vieilles bien brushées que je croise dans mes quartiers. Et non, il n'y a pas d'Est, c'est comme ça).

 

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Vue générale de Cali

 

J'étais en voiture, donc. Tu vas te moquer de moi, mais figure-toi que j'écoutais Vincent Delerm. Dans le déménagement, j'ai retrouvé cet album, son premier je crois, que je n'ai jamais écouté en France, car faut pas pousser - même si le concert de Delerm à Radio France avec Marion F. quand nous étions pré-pubères et invitées dans des trucs chouettes était génial.

Mais un jour, ici, quand j'ai eu une voiture équipée d'un lecteur de CD (et c'est bien là la moindre de ses qualités), j'ai cherché mes vieux disques, et j'ai essayé celui-là. Si je te dis que j'ai pleuré comme une madeleine en écoutant chacun des onze titres tellement j'avais l'impression d'être rue de Buci, habillée en APC, avec des Clarks fatiguées aux pieds, deux tentatives infructueuses de réussir l'ENS Cachan et un amoureux roumain aspirant comédien ? En quelques notes, j'ai été transportée à Paris.

C'est là que j'ai compris que Vincent Delerm était profondément Français. Je dirais même que Vincent Delerm, c'est la France (Madââââme) : geignard, cultivé, drôle, sensuel, insupportable,  brillant, auto-centré, légèrement dépassé et ne parlant que sa langue. Le genre de gars capable de faire un discours sous des trombes de flotte quand son garde du corps a un parapluie, tu vois? En quelques mots, il m'a fait sentir le métro et le bitume mouillé. Je te jure, si tu as 5 minutes, essaie cet album : et écoute ça Chatenay Malabry et Deauville sans Trintignant. Je te préviens, c'est pas Sebastien Patoche qui troue son slip à La Grande Motte et mieux vaut ne pas déjà avoir envie de sauter par le Pont d'Asnières. Je pratique ça en solitaire et je laisse le spleen parigot m'envahir bien tranquille à l'abri dans ma caisse. Je me prends le décalage Paris-Cali en pleine figure. J'adore.

 

Bref, comme d'habitude, ce n'est pas du tout ce que je voulais te raconter. A 10 h 08, il m'est donc arrivé un truc dingue : je sais pas ce qui s'est passé, mais un mec dans une autre voiture m'a laissé la priorité à droite. La locura...

 

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 Sur la route de Calima, l'étape OBLIGEE : Taïpa, un resto -route avec les meilleures patacones du monde

 

Je vais essayer de faire preuve de ma mesure picarde légendaire et de ne pas utiliser des mots que je pourrais regretter plus tard, on ne sait jamais, si je finis diplomate. Mais le Colombien en voiture, c'est un vrai, mais alors un vrai gros... Hou c'est dur de me retenir, je crois que je vais y aller tant pis... Un vrai gros gros gros...

Non, allez, je mords mon poing et je le mets dans ma poche - essaie tu verras c'est une acrobatie radicale pour se calmer, surtout quand tu as arrêté la GRS en 1990. Je vais juste m'en tenir aux faits pour que tu comprennes à quel point partager la route à Cali demande self control, attention, perspicacité, voire, don de medium.

Pour bien t'expliquer je vais te raconter une histoire. Ici, il y a un système qui s'appelle Pico y placa (que j'ai longtemps appelé "cuicui y plaka" avant de le voir écrit, c'est ça d'apprendre une langue en phonétique). C'est une pratique imposée de circulation alternée pour lutter contre la pollution et les embouteillages. Un jour par semaine, qui dépend de ton numéro de plaque d'immatriculation, tu ne peux pas utiliser ta voiture jusqu'à 10 heures du matin et à partir de 17 heures. Nous, nous sommes 8 et c'était à l'époque le vendredi (ça tourne tous les  6 mois). Or, un lendemain de jeudi bien arrosé (le jour où la Colombie a gagné contre la Cote d'Ivoire, le 19 juin; oui, je sais, j'ai beaucoup changé), je me suis levée passablement fatiguée et j'ai complètement oublié que je ne pouvais pas utiliser ma voiture.

Cinq jours plus tard, un coursier sonne à ma porte avec une lettre. Joie immense ! Car tu sais que tu peux m'écrire ici? Ca met trois semaines et on n'a aucune garantie que le courrier arrivera mais enfin, ça se tente. Bref, je saute au cou du coursier, qui étonné, tout de même, me demande :

- "Mais vous savez ce que c'est?". 

- "Bah une lettre!"

- "Heu, non, c'est une photo multa" (Il était emmerdé)

- Ha bon, mais pourquoi?

- Vous avez roulé un jour de Pico y placa...

 

La poisse!

La photo multa c'est un système hyper au point qui donnerait envie à Eric Ciotti de demander la nationalité colombienne, et qui est aussi pratiquée à Nice, notamment, par les services de Christian Estrosi (j'ai visité son centre de contrôle) : la ville est quadrillée par des caméras qui font des images ou des vidéos des contrevenants. Plus besoin de pervenches. On te prend en flag', on t'envoie la preuve et tu passes à la casserole. La lettre, c'était la photo de ma voiture en pleine Sexta (décidemment), avec l'heure et la date. 350 000 pesos dans le rétro, BIM!

 

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 (A Calima, au village du Darien)

 

350 000 pesos, c'est quand même beaucoup.

La première fois que je suis venue à Cali, en 2007, la conduite, c'était le Far west, le vrai, celui qui n'a ni loi ni peur, celui où l'on meurt plus vite que son ombre. C'était roule ou crève. On conduisait complètement saouls, on graissait la patte des policiers en cas de contrôle, on ne s'arrêtait pas aux feux rouges passé 20 heures par crainte d'être attaqués à l'arrêt, on faisait des vols planés de deux mètres en prenant des ralentisseurs à 80 km/h, on slalomait entre les motos à moins que ce ne soit l'inverse, c'était tellement le merdier qu'on ne savait pas qui évitait qui. C'était sauvage et si tu n'avais pas appris à conduire ici, tu finissais dans un poteau...

Entre temps, (presque) tout a changé. Tant mieux. Mais comme souvent dans ces cas là, le pays est passé d'une extrême à l'autre.

Aujourd'hui, c'est tolérance zéro. Si tu bois une bière et que tu es contrôlé : amende. Tu grilles un feu rouge et tu es photomulté : amende. Tu oublies cuicui y plaka : amende. Autant dire que tout le monde se tient à carreaux et que les taxis sont contents. Car la punition est chère : 350 000 pesos, c'est presque la moitié du salaire minimum.

Mais il existe une chance de rédemption : tu peux faire un stage pour réduire de moitié la douloureuse.

 

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J'ai décidé de faire ce stage, un peu aussi par curiosité.

J'ai pas regretté.

Je me suis retrouvée dans une petite pièce avec une quarantaine d'autres coupables. Il faisait 41 degrés et nous étions serrés comme des sardines. Le prof, un petit gros boudiné ultra charismatique, s'exprimait comme un prédicateur évangéliste :

- "Mes frères, savez-vous pourquoi vous êtes réunis ici aujourd'hui?" a-t-il commencé d'une grosse voix basse, en roulant des yeux et en dévisageant l'assemblée déjà dégoulinante.

Grommellements confus.

- Qui parmi vous conduit une voiture ou une moto?

Tout le monde lève le doigt.

- Qui parmi vous a-t-il déjà lu ceci? (il tient le code de la route)

Trois doigts se sont levés - je me suis abstenue, je ne voulais pas faire ma fayotte et le fait est que je ne connais pas le code colombien.

- Et oui, mes amis, c'est que dans notre pays, on n'apprend pas à conduire, on achète son permis!

Tout le monde pique du nez.

Car oui, ici, tout s'achète et le permis aussi.

Ceci explique sans doute cela.

Ensuite, le prof avec toujours la même emphase (il était génial, heureusement parce que deux heures, il fallait du talent pour les faire passer) a détaillé des chiffres, consternants, sur la mortalité au volant (surtout des hommes et des motards, c'est peut-être partout pareil, je ne sais pas). Il a montré des panneaux et a demandé sans aucun succès si nous savions à quoi ils correspondaient. Il a montré des cas pratiques et a interrogé son public en le gourmandant. On entendait les moustiques voler.

- Quand vous voyez une ambulance derrière vous qui arrive avec ses sirènes, pourquoi ne la laissez-vous pas automatiquement passer, hein? Je sais que certains d'entre vous ne lui cèdent pas la voie...

- Parce qu'on se dit qu'il n'a peut-être aucune urgence mais juste envie de nous doubler, a lâché une petite voix masculine derrière moi.

Je te JURE que c'est vrai.

Tu vois ce que je te disais? Des vrais gros gros gros... mauvais conducteurs.

 

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(Vue d'une chaussée défoncée à Popayán)

 

Ici, doubler et faire des queues de poisson est un sport national, je pense qu'ils utilisent cette méthode entre eux pour évaluer la taille de leurs bijoux de famille. Il y a une règle simple : plutôt mourir que de laisser passer quelqu'un. Résultat, quand tu es sur une petite rue et que tu veux rejoindre une grande avenue avec un flux important de circulation, bah tu peux toujours te brosser. Mieux vaut avoir Vincent Delerm dans tes enceintes que Bertrand Cantat l'été 2003. Seule solution : s'avancer, le plus loin possible, quitte à se retrouver au milieu de la route avec une horde de bagnoles qui te foncent dessus et apprendre à forcer le passage.

On apprend.

La première fois que j'ai conduit ici, dans les premières semaines, je me suis pris un énorme trou (les routes sont défoncées à cause de la pluie et de la chaleur je pense), immédiatement suivi d'un énorme ralentisseur (on dirait des troncs), le châssis de la voiture a raclé contre quelque chose dans un crissement métallique, j'étais pétrifiée. J'ai tout de suite rendu le volant à Sebastian.

Aujourd'hui, je fais des doigts d'honneur (même si je sais qu'ici, comme ailleurs mais un petit peu plus qu'ailleurs, ce n'est pas du tout recommandé, rapport au caractère sanguin de certains, alors je les fais au niveau de la pédale de frein tu vois?) à mes voisins et j'insulte les autres automobilistes. Il y a deux semaines, une grosse Dodge a voulu me doubler sur la Novena, et bien je l'ai redoublée, elle m'a redoublée, et je l'ai redoublée et à la fin c'est moi qui ai gagné. Je crois que ça y est, j'ai des grosses couilles.

 

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Et puis, donc, un gars m'a laissé la priorité, et si je suis tout à fait honnête, je dois dire qu'il m'est à plusieurs reprises arrivé de voir quelqu'un mettre son clignotant à droite et ensuite, d'une manière assez saisissante et indiscutable, tourner à droite. Je crois donc que les choses changent. Les stages portent leurs fruits. Inutile d'oublier tout ce que j'ai appris en France.

Bon, je te laisse, je dois chercher un carrossier pour réparer le feu arrière gauche que j'ai pété toute seule en rentrant dans un poteau pourtant tout à fait jaune dans le garage de ma belle-mère - un être absolument exquis au passage, ah tiens, salut B.! On ne se méfie jamais assez des marches arrières.

Besos...

 



29/08/2014
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